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Qu’est-ce que le numérique en ÉPS?

8 septembre 2022

L’usage du numérique est en forte croissance en éducation physique et sportive (ÉPS). Des tableaux interactifs aux tablettes électroniques, en passant par la captation vidéo, la réalité virtuelle et les logiciels de gestion d’équipe, la présence du numérique s’accroit rapidement dans les domaines de l’éducation physique scolaire et du sport organisé. Malgré son usage de plus en plus répandu, et la fréquence à laquelle l’on emploie ce mot, il demeure difficile de cerner ce à quoi le numérique renvoie. Ayant supplanté le terme « technologie de l’information et des communications (TIC) » dans la langue courante, ce que l’on a gagné en simplicité ne s’est pas accompagné d’un gain concomitant en précision. Mais qu’est-ce que le numérique précisément? Nous semblons tous capables, spontanément, de discerner le numérique du non-numérique. Or, est-ce vraiment aussi aisé? Et qu’en est-il de sa définition? À quoi renvoie le mot « numérique » et qu’englobe-t-il? Mieux saisir ce concept permettrait d’y voir plus clair dans le brouillard causé par le développement fulgurant, et parfois désorientant, de ce nouveau domaine d’activité humaine et de ses implications en ÉPS.

Le mot « numérique » est d’abord un adjectif servant à qualifier quelque chose, comme dans l’expression « appareil numérique ». Ce n’est que récemment que le terme a commencé à être utilisé comme substantif[1]. On parle alors du numérique. Sur le plan de l’étymologie, « numérique » descend du latin numerus, signifiant « nombre ». Cette  spécificité de la langue française la distingue de la plupart des langues ayant une autre racine latine pour ce même mot, soit digitus, signifiant « doigt » (on compte avec les doigts). On parle ainsi de digitaltechnik en allemand. Autre particularité, le français est le seul à substantifier le mot « numérique » ; on ne dit pas simplement the digital en anglais, par exemple, mais plutôt the digital age, the digital media ou the digital technology. Cette particularité du numérique semble pouvoir expliquer une partie de la difficulté à rendre compte clairement de ce concept.

Par sa racine étymologique, le mot « numérique » renvoie donc au nombre et au domaine des mathématiques. Le calcul est dit numérique, par exemple, car il utilise le nombre, symbole mathématique fondamental. Dans le domaine technique, « numérique » renvoie à la représentation de données au moyen de caractères à valeur discrète, c’est-à-dire les nombres, et aux systèmes qui emploient ce mode de représentation. On parle alors d’appareil photo numérique, d’affichage numérique, etc. Le numérique s’oppose ainsi à l’analogique, qui renvoie plutôt à la représentation de données sous la forme de variations continues qui se veulent analogues à la grandeur décrite, comme le mercure d’un thermomètre en réaction à la chaleur. Dans le domaine de l’électronique, le langage informatique usuel est numérique, quantifiant l’information et l’exprimant en « 0 » et en « 1 ». Pour cette raison, tout ce qui est composé de pièces électroniques codées en langage informatique relève du numérique, incluant les appareils les plus banals de la vie quotidienne comme les grille-pains d’aujourd’hui. Or, nous n’avons pas spontanément en tête ce genre d’objet lorsque nous envisageons les appareils numériques. Ceci a le mérite de nous montrer que nous possédons habituellement une idée différente du numérique. D’ailleurs, le récent retour des systèmes informatiques analogiques, pour des raisons de puissance et de rapidité computationnelle, pourrait-il ébranler notre idée du numérique? Par « numérique », avons-nous vraiment en tête l’idée assez technique d’un appareil à système opérant au moyen de caractères à valeurs discrètes, plutôt que de variations continues? Fort à parier que non.

Qu’entendons-nous, alors, par « numérique »? Si le sens strict vu plus haut permet de connaitre son origine, il semble renvoyer à bien autre chose dans l’usage commun. On pourrait le définir, comme cela est fait la plupart du temps, comme étant l’ensemble des technologies informatiques, c’est-à-dire les techniques de pointe qui emploient l’information sous forme de données. C’est d’ailleurs de cette façon que le Gouvernement du Québec le conçoit dans son Cadre de référence de la compétence numérique (2019), expliquant que le numérique renvoie à l’« ensemble des technologies de production, de stockage, de traitement, de diffusion et d’échange de l’information et des applications de l’information, y compris les systèmes d’intelligence artificielle[2]. » Ces technologies informatiques peuvent prendre diverses formes : appareils électroniques, applications, internet, algorithmes, etc. Le numérique est ici défini par sa fonction ; il est alors un ensemble d’outils techniques, matériels et immatériels, permettant d’accomplir diverses tâches. Bien que nous soyons assez familiers avec ce sens du mot « numérique », peut-on néanmoins réduire le numérique à un ensemble d’outils? Par son influence sur l’humain et les sociétés humaines, le numérique n’est-il pas beaucoup plus que cela?

Selon le philosophe et historien Milad Doueihi, l’avènement du numérique a profondément modifié l’expérience humaine, et ce, tant sur le plan psychologique que social[3]. En effet, le numérique a transformé les pratiques humaines et le sens de celles-ci, jusqu’au point de changer notre façon d’être au monde. Pensons seulement à la mutation de l’économie par le télétravail et le commerce en ligne, ou bien à la globalisation des cultures et des rapports humains par internet, ou bien simplement au mélomane troquant ses disques, et la valeur qu’il leur accordait, pour un service de musique à la demande. On le constate, le numérique transforme jusqu’à notre manière de nous comporter, de penser et même d’apprécier. Ainsi, Doueihi considère le numérique comme étant une culture, c’est-à-dire un environnement qui façonne nos comportements, nos croyances et nos valeurs. C’est cette culture qui a modifié substantiellement ce que cela veut dire que d’être humain et de vivre en société en ce début de XXIe siècle. Il s’agit, selon Doueihi, de « la grande conversion numérique »[4].

Qu’est-ce, alors, que le numérique en ÉPS? Eh bien, il pourrait bien sûr s’agir d’outils technologiques pouvant être employés durant les cours et les entrainements. Mais au-delà de ces outils, il s’agit peut-être — et surtout — d’une manière particulière de voir le monde ; une façon distinctive d’apprendre et une manière différente d’intervenir ; une interaction avec autrui transformée. L’usage du numérique en éducation physique scolaire et en sport organisé a certainement des effets techniques, mais il affecte aussi la nature même de l’accompagnement offert aux jeunes à travers leur développement sportif et personnel. Cet usage, lourd de sens, mérite que l’on s’y penche attentivement afin de toujours mieux saisir ses retombées aux nombreuses facettes.

Jonathan Côté-Brassard

Candidat au doctorat en philosophie de l’éducation


[1] Alexandre Moatti, « Le numérique, adjectif substantivé », Le Débat, Paris, vol. 170, no. 3, 2012, p. 133-137.

[2] Gouvernement du Québec, Cadre de référence de la compétence numérique, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2019, p. 32.

[3] Milad Doueihi, Qu’est-ce que le numérique?, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

[4] Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Seuil, Paris, 2008.